Vers une culture et éthique de la non-violence?

Synthèse par Dr Emmanuel Escard.
La non-violence se définit comme une posture à la fois individuelle, interpersonnelle et sociale. Elle nous concerne toutes et tous, et ne peut fonctionner que si elle est relayée largement par les médias, les politiques et les différentes communautés qui doivent clairement s’engager contre les faiseurs de mal. Ce positionnement a à voir avec une certaine morale, sagesse et spiritualité et est le critère de l’authenticité d’une vie humaine digne.
La lutte pour la reconnaissance mutuelle rend compte de la genèse psycho-morale du sujet humain qui reste problématique et parfois chaotique, dans la régression, plus de 2000 ans après les enseignements des premiers philosophes et sages religieux ou politiques. Pourquoi une telle résistance à la formation de nos concitoyens (et surtout à la pratique) de la bienveillance et de l’altruisme ?
En 2025, nous en sommes encore à être fascinés par la violence dont la presse et le cinéma par exemple font beaucoup de publicité sans trop de critiques et de révolte contre ce qui est proposé sous prétexte du respect de la hiérarchie, des choix du « peuple », de la nécessité d’informer ou distraire les gens, et bien sûr d’avoir le plus de client-e-s possibles.
Il reste beaucoup à faire pour l’application d’une culture de la non-violence qui serait une référence spontanée, naturelle, chaque fois qu’une conflictualité ordinaire tendrait à dégénérer en violence, dans toutes les situations de la vie sociale.
La non-violence plonge pourtant ses racines dans une histoire ancienne mais cela n’a pas empêché l’idéologie de la violence de devenir dominante dans nos esprits, langues et coutumes. Le droit et la démocratie n’ont pas suffi à être un rempart étanche contre les violences et les rapports de pouvoir restent aussi la norme.
La violence ne doit pas être banalisée, elle est l’entière négation d’autrui, une atteinte à la vie humaine et à sa dignité. Elle fait œuvre de mort et de mépris même dans ses formes légères. La non-violence n’est rien d’autre que la transcription de l’interdit fondateur de l’éthique formulée dans toutes les cultures et toutes les religions par la règle d’or : « ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse à toi-même ».
La violence n’a rien de naturel, contrairement à la puissance d’un cyclone ou la brutalité d’un orage. Elle est le plus souvent éminemment rationnelle et œuvre de volonté intentionnelle.
La culture de la non-violence désigne l’effort accompli pour acquérir ou développer ses facultés du corps, de l’esprit, des connaissances, de la volonté, de la mémoire, de l’imagination dans le sens de la résolution ou de la gestion non-violente des conflits de la vie tant personnelle qu’interpersonnelle.
La violence existe dans chacun des registres de notre existence. Elle fait problème, elle doit être interrogée, discutée, pour être comprise et contrée. Le non-sens n’apparaît qu’à la lumière du sens… (Eric Weil).
La longue liste des violences montre sa démesure et il faut commencer par reconnaître la place immense des langages de la violence. Par exemple, il ne faut pas confondre le raisonnable avec le rationnel, le premier étant en charge de l’humain, de l’humanité et porte la question du sens. Il faut se méfier de l’entendement calculateur et des menaces dont est porteuse l’intelligence instrumentale lorsqu’elle n’est plus mesurée par la sagesse.
Le vrai nom de la non-violence est la reconnaissance mutuelle après une véritable écoute.
La non-violence est un droit de l’homme qui loin d’un discours uniquement idéologique a pu se développer grâce aux moyens d’information, aux progrès de la conscience collective qui essaye de s’extirper de mentalités et comportements violents venant du fond des âges. La « nouveauté » de ce concept permet de rendre compte du décalage entre les affirmations théoriques et les violations pratiques des droits de l’homme. Il est important également que le droit ne constitue pas que des vœux, souhaits, utopies, qui a force de prolifération deviendraient inefficaces et vains car sans garantie possible. Ces droits doivent d’abord demeurer un instrument de critique morale et politique de sa propre pratique, plutôt qu’un instrument de légitimation idéologique.
La non-violence peut contenir une certaine autorité qui est le pouvoir de disposer des moyens pour agir et d’obtenir sans recourir à la contrainte certains comportements de la part de ceux qui la reconnaissent. Le pouvoir contrairement à la domination violente a un caractère non hiérarchique et non instrumental selon Hannah Arendt.
La non-violence est une exigence éthique, dans un monde où l’esprit est affirmé et dirigé vers l’espérance d’une humanité réconciliée et pacifiée. Cela implique un esprit qui ne souffre pas de la différence et de la singularité des êtres, qui n’est pas dans la réduction à un unique principe d’explication ou à un unique dessein d’autoréalisation seul légitime.
Emmanuel Levinas disait qu’est violente toute action où l’on agit comme si on était seul à agir, comme si le reste de l’univers n’était là que pour recevoir l’action ; violente, par conséquent, aussi, toute action que nous subissons sans en être en tous points les collaborateurs.
La non-violence est une disposition, une attitude éthique qui résulte d’une vie intellectuelle et d’une prise de position fondamentale, ontologique, sur le réel, la place et la signification de l’homme dans ce réel, sur le sens de l’homme. Elle est une vertu morale et politique, voire la condition de toute vertu dans une authentique spiritualité.
Dans une société démocratique et pluraliste, il est capital que le choix de l’attitude non-violente soit reconnu dans l’opinion publique comme relevant fondamentalement d’une éthique commune à tous, à visée universelle, une sorte d’éthique séculière, laïque ou de la raison publique. Elle est d’ailleurs compatible avec de nombreuses traditions religieuses même si nombre de religions historiques offrent un bilan désastreux en matière de violences légitimées.
La non-violence est aussi la décision de principe de refuser toute pensée, action, institution qui porte atteinte à la vie ou à la dignité d’autrui. Elle clame que rien ne saurait limiter l’universalité humaine. Elle mène sa lutte contre tout mépris, elle refuse totalement la menace, la terreur, et elle se développe en gardant le souci non de vaincre l’adversaire mais de l’éveiller, de l’amener à reconnaître l’autre.
Il apparaît légitime d’interpréter la violence en termes de déni de la reconnaissance mutuelle (notamment au niveau de différentes sphères de socialisation et d’institutions), qui implique de s’éloigner de la rivalité, la défiance et de la gloire, trois passions primitives selon Hobbes. Il s’agit de mettre l’accent sur la primauté de l’intersubjectivité, intégrer le rapport à la mort au cœur de la puissance de l’esprit, sur l’importance de la médiation. La reconnaissance mutuelle doit être aussi institutionnalisée que ce soit au niveau de la famille, de l’école, du droit, de la société civile, des Etats.
Il est important de favoriser une inclinaison pacifique plutôt que polémique, un penchant à la concorde plutôt qu’à la discorde en luttant contre l’insociable sociabilité de l’être humain (Emmanuel Kant). Selon Hegel, la société doit être conçue comme une totalité éthique, unitaire entre liberté universelle et liberté individuelle. Encore plus importantes que les lois, ce sont les attitudes intersubjectives, les comportements concrets de la sociabilité quotidienne qui importent, soit les mœurs.
La reconnaissance intersubjective ne peut se développer qu’au sein d’un processus qui fait croître à la fois les individus et la complexité sociale. Il existe un potentiel moral aux désirs d’être compris comme d’être reconnu. Dans une logique de non-violence, le conflit ne devra pas être inaperçu, ni nier, ni contourner, ni oublier. Son potentiel devra être reconnu, libéré et actualisé selon des modèles de résolution non-violente.
Pour pouvoir développer son identité, son autonomie et ses capacités individuelles, son émancipation, nous devons pouvoir compter sur une succession de plusieurs reconnaissances qui jalonnent notre parcours de vie. C’est d’abord au sein de l’institution familiale, puis de la société civile et des socialités éthiques prenant en compte les contributions que chacun apporte à la collectivité et reçoit d’elle. Ces processus vont amener une progression de la confiance en soi, du respect de soi et de l’estime de soi.
Le cheminement vers une issue pacifiée doit commencer par une tâche d’éveil de la personne à comprendre un autre monde que le sien. L’étape suivante sera d’élaborer une nouvelle forme d’accord qu’est le compromis.
Face à cela il faut signaler les obstacles de la fascination ou de la sidération par le spectacle de la violence, la facilité de l’enclenchement de l’escalade de la violence dans une logique d’équivalence induisant la vengeance, la difficulté de réaliser une demande de reconnaissance ce qui peut ouvrir une revendication sans fin et engager le sujet dans une nouvelle forme de conscience malheureuse, infinie. Les initiatives de paix doivent aller dans ce sens de construire une nouvelle relation de justice, une situation d’entente équitable. Un grand dessein qui ne peut se réaliser que si le terreau est fertile…
Références :
Coll. MAN-IFMAN. Pour réguler nos conflits : la non-violence. Chronique sociale, 2018.
Muller JM. Dictionnaire de la non-violence. Editions du Relié, 2005.
Quelquejeu B. Sur les chemins de la non-violence. Paris, Vrin, 2010.
Roussel V. 100 questions-réponses pour éduquer à la non-violence. Coordination pour l’éducation à la non-violence et à la paix. Chronique sociale, 2011.